Les bruits de couloirs insistaient depuis plusieurs jours. Bolt a mauvaise mine. Bolt n’est pas au mieux. Bolt s’est fait mal. Bolt s’est touché la cuisse avec la main. Hier, son agent Ricky Simms m’assurait : « C’est rien, il s’est donné un coup de pointe en courant, ça lui arrive quelques fois. » Mais la cuisse alors ? « La cuisse ? Je n’ai rien entendu là-dessus. Aucune inquiétude… » La légende du sprint a passé sans encombre le test des séries et des demi-finales. Le plus difficile, pour son corps peut-être endolori, restait à accomplir : courir les 100 m qui séparent ses doigts posés en-deçà de la ligne de départ et son torse qui franchira – rien n’est moins sûr – la ligne d’arrivée.
Pour se préparer à l’intensité extrême exigée par l’épreuve, les concurrents doivent retourner avant la finale au terrain d’échauffement. La chaleur étouffante de l’après-midi s’est progressivement éteinte alors que le clan jamaïcain semble être engoncé dans une torpeur contagieuse.
Eclat de rire général à 20 h 29 : l’un des membres vient de tomber de sa chaise. Puis le kiné s’affaire autour du corps d’1 m 96 de Bolt allongé sur la table de massage. Rien d’alarmant, l’échauffement de Bolt commence toujours ainsi. Le temps passe et les Gatlin, Carter, Lemaitre et compagnie s’agitent déjà sur la piste A 20h37, une longue silhouette habillée de jaune et noir s’est mise à courir. Fausse alerte, c’est Kemar Bailey-Cole, le futur Bolt. Le même, mais avec quinze kilos en moins.
20 h 40, soit 1 h 10 avant le coup de feu, Bolt se lève enfin. Défroisse ses muscles, déploie ses jambes et s’envole très lentement pour une ligne droite. Puis une deuxième, une troisième, etc. De plus en plus vite, de plus en plus vif, de plus en plus bref. Il s’arrête à la sixième. Un problème ? Le sprinteur rejoint la table de massage à 20 h 48. Le kiné empoigne à nouveau ces jambes qui ont couru, un jour, le 100 m en 9 s 58. Il les tord, les tortionne, les contorsionne. Pas vraiment ce qu’on fera à un athlète souffrant… fausse alerte.
20 h 53 : coup de tonnerre. Dans le ciel. Il commence à fraîchir, des nuages noirs s’assemblent au-dessus du Stade Loujniki. Un officiel fait l’appel à 21 h 00 précise. Christophe Lemaitre obéit aussitôt, tandis que Bolt se remet en bout de piste pour se dégourdir les jambes. C’est fluide, véloce. Il recommence. C’est très fluide, très véloce. Le ciel est noir, il pleut des feuilles mortes.
Je suis la navette qui amène au stade les huit hommes les plus rapides du monde. Maintenant, il pleut vraiment. Piste glissante, muscles refroidis, attention danger. Est-ce que celui qui s’est le plus rapproché des limites humaines, tiendra jusqu’au bout des 9 secondes et quelques gouttes ? Les images d’Evelyn Ashford foudroyée en pleine finale du 100 m des premiers Mondiaux il y a trente ans hantent encore les esprits. Au moins Bolt ferait-il comme Lyudmila Kondratyeva lors JO en 1980, dans ce même stade : serrer les dents malgré la douleur qui monte dans la cuisse dans les trente derniers mètres et l’emporter d’un centième ?
Les finalistes sont présentés au son de « Three Little Birds » de Bob Marley : « Ne te fais pas de soucis, Parce que chaque petite chose va bien aller. »
21 h 50 et 163 centièmes de seconde. Bolt est le cinquième à réagir au coup de feu.
21 h 50 min 5 s 61, il prend la tête à la mi-course. Tous les doutes se dissipent.
En 9 s 77, le chrono le plus rapide de l’histoire sous la pluie, il remporte son sixième titre de champion du monde. Avant, si tout va bien, le 200 m et le 4 x 100 m. Sa semaine ne vient que de commencer. Prudence quand même.