• Elites Éthiopiens et kényans

    Comment les marathoniens africains sont-ils devenus les meilleurs ?

     

    Kényans et Éthiopiens en tête de course au Marathon de Paris 2013 (Eric Vargiolu)

     

    Les victoires de Peter Some et de Boru Feyese Tadese au Marathon de Paris dimanche dernier s’ajoutent aux succès kényans et éthiopiens accumulés depuis plus d’une décennie sur les macadams du monde entier.  En 2011, les coureurs éthiopiens ou kényans ont remporté 90% des cent-vingt marathons internationaux organisés dans le monde. En 2012, les quarante-neuf meilleures performances mondiales ont été réalisées par des Kényans ou des Éthiopiens, la cinquantième étant détenue par le Français d’origine kényane Patrick Tambwé. C’est la première fois dans l’histoire de l’athlétisme que seulement deux nations font le « carton plein » dans le top 50 d’une discipline.

    Domination sans partage

    Mais ce n’a pas toujours été le cas au marathon. On expliquait le peu de résultats des Africains sur le macadam par leur tactique tout en changements de rythme alors que la plus longue des distances au programme olympique demanderait plus de régularité. Or, les dernières études de la physiologiste Véronique Billat montrent que ces variations d’allures permettent justement d’effectuer la meilleure moyenne de vitesse sur marathon ! C’est ainsi que Peter Some a amélioré son record de plus de trois minutes à Paris.

    Ce graphique montre l’évolution du nombre de coureurs kényans et éthiopiens hommes (courbe verte) et femmes (courbe orange) dans le top 50 mondial annuel depuis 1960, l’année de l’avènement du premier marathonien Éthiopien, Abebe Bikila.

    Évolution du nombre de marathoniens et marathoniennes éthiopiens + kényans dans le top 50 mondial annuel

    Il est clair qu’au fil des décennies, si une tradition s’est construite autour de la course à pied, les performances de masse ne sont apparues subitement qu'à partir des années 1990. Dans le futur, on doit s’attendre à ce que les coureuses kényanes et éthiopiennes, qui sont apparues tardivement, parviennent à une domination similaire à celle de leurs concitoyens.

    La science tente d’expliquer le phénomène et une étude parue l’an dernier récapitule les différentes pistes de réflexion.

    Arsi et Kalenjin

    L’hypothèse de dispositions génétiques provient du fait que la majorité des coureurs sont natifs de localités précises : la zone Arsi au centre de l’Ethiopie compte en moyenne 60% des sélectionnés olympiques du pays, et 75% des athlètes internationaux Kényans proviennent de la tribu Kalenjin. Or d’après les études ADN, l’arbre généalogique révèle une diversité qui va à l’encontre de l’idée que ces populations seraient homogènes en raison d’une isolation historique et géographique dans la corne de l’Afrique. Les mouvements migratoires qui ont eu lieu sur le continent il y a encore quelques milliers d’années, la diversité des génotypes et les résultats contradictoires des profils ADN des coureurs d’élite empêchent de conclure (en l’état actuel des connaissances) à un développement de prédispositions ancestrales pour les efforts de longue durée.

    Les données physiologiques n’offrent pas non plus de réponses pour l’instant, puisque la consommation maximale d’oxygène, le profil hématologique ou la composition des fibres musculaires ne permettent pas de distinguer un coureur africain d’un coureur européen. La seule certitude qu’on peut dégager concernant les Kényans est que la Rift Valley, où se concentrent les Kalenjins, est le principal lieu de détection de talents depuis que l’un des leurs, Kipchoge Keino, fut le premier à s'illustrer sur les pistes dans les années 1960… Au vu des résultats, cette tradition de recrutement de futurs champions ne va pas s’arrêter de sitôt.

    D’autres explications sont avancées, comme les trajets en courant pour aller à l’école, la vie en altitude, l’entrainement, la nutrition, les incitations financières et la rivalité féroce entre les deux pays… Les athlètes des hauts-plateaux se sentent offensés lorsque les chercheurs tentent d’expliquer leurs performances par la vie perchée à 2000 m où l’oxygène est raréfié, et préfèrent parler d’attitude que d’altitude. La culture du travail plutôt que la nature des conditions de vie.

    Et la science va dans leur sens… Les comparaisons des plans d’entrainement montrent que les Africains s’entrainent sur des distances et des allures que des Européens ou Américains ne supporteraient pas sans se mettre dans le rouge. « Il faudrait attirer l’attention sur le fait que le succès des athlètes africains peut être expliqué non seulement parce qu’ils vivent en altitude, mais aussi parce qu’ils ont rejeté la théorie de la périodisation dans la planification de l’entrainement », écrivait le physiologiste russe Yuri Verkhoshansky en 1998. L’ouverture des centres d’entrainement kényans et éthiopiens permet depuis quelques années aux coureurs Européens et Américains de se préparer avec leurs champions, mais cela profite manifestement surtout aux autochtones, d’après le graphique des performances sur marathon…

    Thé Chai et Ugali

    Ils y partagent pourtant les mêmes repas basés sur une alimentation riche en apports énergétique (77% de glucides et seulement 13% de lipides et 10% de protéines). Dans les assiettes, fruits et ugali, une bouillie de farine de maïs. Et après les entrainements épuisants, le thé Chai, à l’indice glycémique élevé, permet de restaurer les réserves. Pourtant, l’insolente réussite poursuit la même courbe de progression que le nombre d’infractions au code anti-dopage. L’impossibilité d’effectuer les procédures des contrôles sanguins (de la localisation de l’athlète dans les vallées du Rift jusqu’à l’analyse des échantillons dans un laboratoire accrédité) dans les 36 heures imparties a alimenté les rumeurs. Les instances internationales ont pris la mesure du problème puisque le mois dernier, la fédération internationale d’athlétisme (IAAF) a pu installer un laboratoire temporaire au Kénya.

    L’argent mis en jeu sur le circuit des marathons est évidemment attractif. Peter Some et de Boru Feyese Tadese ont récolté 50 000 € chacun pour leurs victoires à Paris. C’est peu comparé à d’autres sports, mais cela représente 1000 fois le salaire mensuel kényan. Et l’entrainement du marathon sur les hauts plateaux ne coute pas cher, surtout quand il n’est accompagné que de thé Chai et d’ugali.